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Jeu révélateur
von Dahlia Chams



"Mon nom est alphabet". Dans le roman du Brésilien Paulo Coelho La Cinquième Montagne, l'enfant a choisi ce nom pour donner un sens à sa vie, synthétiser son rêve et surtout se rappeler sa mère qui avait appris avant sa mort i'alphabet de Byblos. Cette dernière ville du Liban était justement menacée dans son existance à cause de l'invention de cette forme d'écriture accessible à tous, même à ceux qui n'étaient pas préparés à l'utiliser. De quoi alarmer la caste sacerdotale qui, elle, voulait détenir les secrets de la civilisation et les rituels sacrés, à l'instar des prêtres et scribes égyptiens capables, à eux seuls, de déchiffrer l'hiéroglyphe. Ceci était en l'année 870 av.J.-C., suivant le roman de Coelho.

Aujourd'hui, à un mois et demi de l'an 2000, l'artiste suisse Lisa Schiess renverse la vapeur, faisant renaître de ses cendres son propre alphabet, vieux de 20 ans, pour monter l'exposition My Private Hieroglyphs. Il s'agit de signes inventés vers la fin des années 70, par l'artiste même, en une demi-heure, pour écrire ses lettre d'amour. "J'ai suivi mon intuition pour trouver ces signes, dont seul mon bienaimé connaissait l'équivalence. Petit à petit, cet alphabet a été répandu parmi les amis." Les plus proche certes, car il faut être sur la même longueur d'onde que l'artiste espiègle, qui adore faire partager son jeu.

Deux murs et demi sont entièrement dessinés (plutôt écrits) au feutre noir. On dirait une tablette ou un tombeau sur les murs duquel sont inscrits les détails de la vie antérieure du défunt. Mis à part que cette fois-ci il n'est pas question d'un mort, mais d'une belle et bien vivante qui veut tout simplement communiquer différemment son quotidien, avec un public ne partageant pas sa culture.

Ainsi, le text commence par une phrase simple: "Je suis debout devant mon miroir..". L'artiste ethnologue a choisi de décrire à travers ce texte intime, sans vraiment l'être, sa manière de se farder dans le menu détail: son maquillage du jour, son rouge à lèvres -
Dior 763, son parfum qui n'est pas sans rappeler les Mille et une nuits, Shalimar. Ceci certes sans oublier de mentionner la couleur de ses yeux bleu-vert. "Nous n'avons pas de tchador ni de voile dans nos sociétés, mais on cache quand même par le maquillage ou autres." Vers la fin de cette séance de maquillage, décrite minutieusement, on a l'impression de connaître un peu cette femme-là devant son miroir. "C'est Dogan Firuzbay, un ami à moi, mi-turc, mi-français, vivant à Lucerne, qui a écrit le text, à la première personne. Un fait important, car l'homme donne une vision complémentaire à celle de la femme."
Lisa Schiess passait entre 4 et 5 heures par jour à écrire sur les murs de la galerie, menant un jeu de secrets qu'elle adore. C'est aussi un jeu de délivrance et de méditation, puisqu'en écrivant, "plusieurs images lui viennent à l'esprit."

En inventant ses signes, elle avait autant de choix que d'étoiles dans le ciel. Elle avait également une certaine liberté à se trouver un langage codé, symbole de son mystère de femme. Car l'écriture de Byblos, à l'origine de l'alphabet latin actuel, est devenue secret de polichinelle.


Novembre 1999
Al Ahram Hebdo



EXPOSITION. Ayant invité son propre alphabet, Lisa Schiess se livre à un jeu de secrets et de délivrance.